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L’envie et la marche de monde selon Charlie Munger

Au hasard de l’algorithme de Twitter, je suis récemment tombé sur une vidéo de Charlie Munger. Le genre de vidéo frappante au point qu’on y repense longtemps après. Le comparse de Warren Buffett y parle des siècles passés, du confort de la vie moderne et l’insatisfaction qu’elle suscite. Les implications de ses propos pour nos sociétés m’ont marqué au point que j’ai envie de les partager avec vous.

Pourquoi les enfants gâtés que nous sommes ne sont-ils pas heureux ? Pourquoi, alors qu’autant de progrès ont été effectués les 100 dernières années, beaucoup d’entre nous ont-ils le sentiment de ne pas être nés à la bonne époque ? Pourquoi pensons-nous — contre toute évidence — que le monde est plus dur qu’autrefois ? Tout cela a pour Charlie Munger une cause et une seule : l’envie. Peu importe que notre condition s’améliore, si notre voisin a mieux que nous, nous en souffrons. Cette manière de penser est évidemment un poison ! Malheureusement, des politiciens jouent de ce sentiment instinctif pour favoriser leur propre ascension. Voilà en quelques mots la réflexion de Munger.

À 98 ans, Munger fait encore une fois preuve d’une vivacité et d’une profondeur rare. Et si son secret, c’était justement de s’épargner les aigreurs propres à l’envie ? Il y a de quoi y réfléchir en voyant la vidéo ci-dessous (en anglais, je vous propose une traduction ci-dessous).

Cette vidéo est extraite du meeting annuel 2022 du Daily Journal Corporation, mais — à vrai dire — le contexte importe peu.

Munger répond à une question d’apparence simple : qu’est-ce qui vous inquiète le plus dans les marchés boursiers et à l’inverse, qu’est-ce qui vous rend optimiste ? Nous allons voir que sa réponse dépasse largement le cadre des marchés boursiers :

« Vous devez être optimiste quant à la compétence de notre civilisation technique, mais il y a quelque chose d’intéressant.

Si vous prenez les 100 dernières années, de 1922 à 2022, la plupart de la modernité est apparue au cours de ces 100 années. Prenez ensuite les 100 années précédentes, elles ont aussi amené une autre grande partie de la modernité.

Avant cela, les choses étaient à peu près les mêmes pendant des milliers d’années. La vie était assez brutale, courte, limitée et tout ce qui s’en suit. Pas d’imprimerie, pas de climatisation, pas de médecine moderne.

Pensez à ce que cela a signifié d’avoir la machine à vapeur, le bateau à vapeur, le chemin de fer, un peu d’amélioration dans l’agriculture et un peu d’amélioration dans la tuyauterie. C’est ce que vous avez obtenu au cours des 100 années qui ont fini en 1922.

Les 100 années suivantes nous ont donné l’électricité largement répandue, la médecine moderne, l’automobile, l’avion, les disques, les films, la climatisation dans le sud...

Pensez à la bénédiction que cela a été. Si vous vouliez trois enfants, vous deviez en avoir six, car trois mouraient en bas âge. C’était nos ancêtres. Pensez à la souffrance de devoir regarder la moitié de vos enfants mourir.

C’est stupéfiant de constater à quel point la civilisation a progressé au cours des 200 dernières années et surtout au cours des 100 dernières années.

Maintenant, le problème, c’est que les besoins de base sont assez bien satisfaits. Aux États-Unis, le principal problème des pauvres est qu’ils sont trop gros. C’est très différent de ce qui se passait autrefois. Autrefois, ils étaient au bord de la famine.

Ce qui s’est passé est très intéressant. Avec toute cette énorme augmentation du niveau de vie, la liberté, la diminution des inégalités raciales, et tous les énormes progrès qui ont été faits, les gens sont moins heureux de l’état des choses qu’ils ne l’étaient quand les choses étaient plus difficiles.

Cela a une explication très simple : le monde n’est pas guidé par la cupidité, il est guidé par l’envie.

Donc, les gens prennent pour acquis que tout le monde soit cinq fois mieux loti qu’avant. Tout ce à quoi ils pensent, c’est que quelqu’un d’autre a plus en ce moment et que ce n’est pas juste qu’il puisse en avoir plus qu’eux.

C’est la raison pour laquelle Dieu est descendu et a dit à Moïse qu’il ne pouvait pas envier la femme de son voisin… la femme de son voisin ou même son âne ! Je veux dire, même les anciens Juifs avaient des problèmes avec l’envie. C’est donc inhérent à la nature des choses.

C’est bizarre pour quelqu’un de mon âge, parce que j’étais au milieu de la Grande Dépression où les difficultés étaient incroyables, j’étais alors plus en sécurité en marchant dans Omaha le soir que dans mon propre quartier à Los Angeles après cette création de richesse et tout ce qui s’en suit.

Je n’ai aucun moyen d’y faire quoi que ce soit. Je ne peux pas changer le fait que beaucoup de gens sont très malheureux et se sentent vraiment maltraités alors que tout s’est amélioré de 600%, juste parce qu’il y a toujours quelqu’un d’autre qui a plus qu’eux.

J’ai vaincu l’envie dans ma propre vie. Je n’envie personne. Je me fiche complètement de ce que les autres ont, mais d’autres personnes en deviennent folles.

Et d’autres personnes jouent sur l’envie pour faire avancer leur propre carrière politique. Nous avons maintenant des réseaux entiers qui veulent verser de l’huile sur le feu de l’envie.

J’aime la religion des anciens Juifs. J’aime les gens qui étaient contre l’envie, pas ceux qui essayaient d’en profiter.

Pensez aux dépenses pompeuses des riches. Qui diable a besoin d’une Rolex ? Pour pouvoir se faire agresser avec ? Pourtant, tout le monde veut avoir une dépense pompeuse. Cela contribue à stimuler la demande dans notre société capitaliste moderne.

Mon conseil aux jeunes est le suivant : n’y allez pas. Au diable les dépenses pompeuses. Je ne pense pas qu’on trouve beaucoup de bonheur là-dedans. Mais cela conduit à la civilisation que nous avons actuellement. Et cela conduit à l’insatisfaction.

Steven Pinker de Harvard est un universitaire moderne et intelligent. Il fait constamment remarquer que tout s’est beaucoup beaucoup amélioré, mais que le sentiment général quant à l’équité de la situation est devenu bien plus hostile.

Alors que tout s’améliore sans cesse, les gens sont de moins en moins satisfaits.

C’est bizarre, mais c’est ce qui s’est passé. »

***

En quelques phrases, Munger passe en revue les siècles pour mieux expliquer notre époque. Ce regard me semble expliquer tellement de choses ! Il y aurait des thèses à écrire sur le sujet.

Si l’envie (ou la jalousie qui l’accompagne inévitablement) mène réellement le monde d’aujourd’hui, j’y vois personnellement trois implications :

  1. En France, la culpabilité de notre personnel politique est évidente. La gauche fait profession de désigner les riches, les actionnaires ou les entrepreneurs comme responsables de tous les maux. La droite s’excuse de ne pas penser comme elle pendant que l’extrême droite rejoint la gauche dans ce petit jeu malsain. Quant à ceux au gouvernement (« en même temps » de droite et de gauche), ils ne se privent jamais de désigner un bouc émissaire si cela peut favoriser leurs affaires (dénonciation des « rentes », des dividendes excessifs, procès médiatiques réguliers de telle ou telle catégorie suspectée de profiter de la crise, lois démagogiques, etc.).
    Il faut ajouter aux politiciens les journalistes, artistes et autres jacasseurs « engagés » qui œuvrent dans le même sens. En désignant ceux qui ont quelque chose comme responsables du malheur des autres, ils contribuent à détruire tout esprit d’initiative. Comment être heureux pendant que ces salops pètent dans la soie ? Pourquoi essayer de faire son propre bonheur alors que tout est de leur faute ? Voilà l’ambiance que je ressens tous les jours en France. Voilà ce dont on souffre (et je ne suis pas vraiment privilégié question revenu, croyez-moi !).
    Combien ces gens coutent en démotivation, en dépression et en consommation de substances plus ou moins licites ? Ce n’est pas pour rien — comme le rappelle encore une fois Munger — que l’envie est l’un sept péchés capitaux. Que dire alors de ceux qui la suscitent à leur profit ? 
  2. Les réseaux sociaux sont un cancer pour la santé mentale. Alors que la vie rêvée des autres n’était jusqu’à récemment que relatée à l’écrit et dans quelques publications « à sensations », elle est désormais accessible avec un simple geste de la main, à tout moment, où que l’on soit. Il ne s’agit plus d’observer la vie des célébrités, mais aussi et surtout de se comparer à des connaissances proches ou à des « influenceurs » sachant très bien jouer sur la corde de la proximité. Bien entendu, tout ce petit monde s’affiche sous son meilleur jour participant à un concours d’orgueil et de superficialité réellement malsain. Pire encore, ce concours implique l’usage d’accessoires hors de prix. Le meilleur moyen de rester pauvre est de jouer à ce concours. Pourtant l’injonction d’y participer est de partout ! N’y allez pas comme le dit Munger. Acheter des produits de luxe sans en avoir les capacités est le plus sûr moyen de s’éloigner de la richesse. Tout ça pour quoi ? Pour avoir l’air riche ? En s’appauvrissant ? C’est ridicule.
  3. Le luxe est le secteur à jouer en bourse pour profiter de ce sentiment. En écrivant cela, je réalise que ma forte exposition au secteur du luxe n’est pas exempte de biais moraux. Alors que sur le papier il s’agit de profiter d’un secteur à fortes marges vendant des produits de haute qualité, la réalité est bien différente. Il s’agit bien souvent de produits beaucoup trop chers pour ce qu’ils sont. Leur prix exorbitant n’est rendu possible que par la volonté de ceux qui les achètent de paraître. Parmi ces derniers, il y a heureusement beaucoup de personnes qui peuvent se permettre de jeter un peu d’argent par les fenêtres, mais il y a aussi des gens beaucoup plus modestes qui se tirent une balle dans le pied en achetant ces produits.
    De ce point de vue, le secteur du luxe a réussi un incroyable coup marketing en faisant croire à des personnes lambdas qu’acheter un produit hors de prix et inutile est indispensable pour être vue et respecté. Je rigolais dans un précédent reporting des chemises moches à 7 000 €, des vélos de mauvais goût à 22 000 € et des ballons de foot ridicules à 2000 €, mais je ne réalisais pas entièrement le danger de ce genre de pratique. Bien sûr, personne n’est forcé d’acheter ces « merdes », mais cela s’inscrit dans un culte de l’apparence. Certains ne pourront s’empêcher de convoiter ces objets, d’autres se les payeront pour faire envie. À ceux-là, à défaut de pouvoir leur dire « n’y allez pas », je veux simplement dire en tant qu’actionnaire de LVMH, Hermès et Moncler : merci. 
2 réponses à “L’envie et la marche de monde selon Charlie Munger”
  1. merci pour ce billet très éclairant.
    Quelques remarques complémentaire me sont venus en le lisant :
    — vous soulignez que les entreprise du luxe reposent sur le soucis de paraître. Ce soucis à toujours existé. Pensez aux périodes ou pour paraître il fallait de battre en tournoi ou en duel, et gagner. Finalement il vaut mieux que notre temps canalise le soucis de paraître vers le luxe, ou le sport, c’est beaucoup plus inoffensif.
    — même si l’envie est regrettable, il faut reconnaître qu’aujourd’hui vivre avec des WC au fond du jardin, non chauffés bien sûr, comme je l’ai vécu dans mon jeune temps, pas d’eau courante, alors que nous n’étions pas  » pauvre  » mais de la classe moyenne de l’époque. Ce serait difficilement accepté aujourd’hui par un ménage de la classe moyenne. Oui inévitablement nous nous comparons à la société ambiante. Et je suis très content d’avoir des WC à la maison et de l’eau courante. Il y a une partie de la société qui vit mal (sans parler des immigrés francisés ou non). Par exemple ne pas pouvoir se payer un logement, être à la rue, c’est vraiment pénible, même si on est souvent co-responsable de cette situation (1). Cela a toujours existé et je ne sais si aujourd’hui c’est plus ou moins qu’autrefois.
    Aussi je dirai qu’il n’y a pas seulement l’envie, mais simplement la nécessité de vivre avec vos semblables ; Ainsi j’ai longtemps évité le téléphone portable, puis ma banque m’a obligé à en avoir un. Je résiste encore au smartphone, mais à nouveau les banques vont bientôt m’obliger à en avoir un.

    Ces remarques ne vont pas contre l’intérêt de votre billet qui fait réfléchir.

  2. j’ai oublié le renvoi (1)
    (1) j’espère qu’un sociologue ne lit pas cette phrase. Il tomberait raide mort. Pour eux nous ne sommes responsables de rien, nous ne sommes que des victimes.

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